Il y a vingt-six ans, Monsieur Torelli et sa femme, Madame Torelli, ont mis au monde leur second enfant, deux ans après le premier. L’homme, archéologue réputé, gagnait plutôt bien sa vie. Quant à madame, toiletteuse canin dans le monde du luxe, elle n’était pas en reste non plus. L’aîné, âgé de deux ans, s’est vite montré protecteur avec sa petite sœur. Il la couvait, quand elle se faisait embêter par les enfants du quartier, et lui a même appris à se défendre, quand il a eu douze ans. Ils étaient inséparables, et s’entendaient à merveille pour faire les quatre cents coups.

Malgré tout, malgré son amour pour son frère, Lux savait qu’il y avait quelque chose de nouveau, depuis qu’il lui apprenait à se défendre. Elle le pressentait, peut-être. Ou son esprit avait saisi quelque chose qu’il refusait d’analyser plus en détail. Mais elle savait. Il s’était enrôlé dans un gang, et fréquentait des petites brutes. Ensemble, ils brûlaient des voitures, et faisaient passer de la drogue pour de plus grands méchants. Très vite, l’aîné a abandonné les cours. Lux avait treize ans, à cette époque. Elle venait de sauter une classe quand son frère lui a dit qu’il ne pourrait plus la protéger au collège. Qu’il arrêtait les cours pour se trouver un petit boulot. Il aimait la mécanique, et il a fait un apprentissage dans un garage moto non loin de chez eux.

La petite, un peu perdue, ne cessait toutefois de soutenir son frère. C’est grâce à elle qu’il n’a pas été viré de la maison lorsqu’il a arrêté les cours. C’est aussi grâce à elle qu’il avait gagné le droit de sortir à l’heure qu’il voulait et de n’avoir pas de couvre-feu. Elle l’aimait, et faisait ce qu’il fallait pour lui.

Peu après ce bouleversement, il y en eu un autre. Madame donna naissance à une deuxième petite fille après un déni de grossesse. Immédiatement, Lux s’est senti le devoir de la protéger. Mais son aîné, loin de réagir comme il l’avait fait avec elle, ignorait superbement ce petit bébé. Du haut de ses treize ans, Lux était loin d’avoir le recul qu’il fallait pour se questionner plus avant. De même qu’elle était loin d’être prête à materner. Pourtant, quand ses parents se séparèrent, et que sa mère hérita de la garde des trois enfants, Lux se retrouva bien vite à devoir s’occuper de sa petite sœur, presque en permanence. Elle ne voyait plus son frère que le soir, quand il rentrait au milieu de la nuit pour aller se coucher et qu’il passait lui souhaiter une bonne nuit (le plus souvent avec une haleine fortement alcoolisé). Elle ne voyait son père qu’un week-end par mois, et le regrettait énormément. Son père, c’était son héros. Elle ne vit pas la lente descente aux enfers qu’il subissait, plongeant dans l’alcoolisme à petit feu, étant de moins en moins sollicité pour des chantiers de fouille et restant inlassablement seul.

Elle ne pouvait qu’être témoin de sa mère qui devenait parfois hystérique pour un rien, qui ramenait des hommes à la maison sans prendre la peine de le faire discrètement, de son frère qui s’enfonçait dans la délinquance. Elle ne pouvait que prendre soin de sa sœur, et montrer à son frère qu’elle l’aimerait toujours, quoi qu’il arrive. Elle commençait même à s’y faire, à cette petite routine.

Et il est arrivé. Son beau-père. Plutôt autoritaire et aimant avoir le contrôle, il n’était pas pour autant méchant avec eux. Il prenait soin de sa mère, il acceptait son frère, et il achetait même des cadeaux à sa petite sœur. Il payait quand il le fallait, et ne rechignait pas à la dépense pour que la famille ne manque de rien. Il était juste un petit peu susceptible quand on parlait de Monsieur Torelli, aussi le sujet était rarement abordé à la maison. Quand les enfants étaient chez lui, on disait juste qu’ils allaient passer le week-end ailleurs. Lux avait alors quatorze ans, et elle allait sur ses quinze ans.

Si son beau-père lui faisait un peu peur, parfois, elle se montrait malgré tout cordiale et reconnaissante. Mais elle ne l’aimait pas comme elle aimait son père. Il ne remplacerait jamais l’homme qui lui avait donné la vie. Cela dit, c’était appréciable de l’avoir à la maison. Avec son salaire d’avocat, et celui de sa mère en plus, ils avaient repris un train de vie confortable. La brunette n’avait qu’à demander, et il lui donnait de l’argent de poche. Grâce à lui, elle eut le droit de prendre des cours de théâtre. Grâce à son nom, et à son argent, elle put faire ses études de droit à Harvard. Elle y eut d’ailleurs sa licence, et son master. Mais elle abandonna à la fin de celui-ci afin de passer une licence de détective privé.

Parallèlement, elle s’initiait à l’informatique. Elle devenait très douée et, quand elle cessa ses études, elle postulat dans une grande entreprise pharmaceutique, basée à New-York, qui recherchait des informaticiens. Le nom de son beau-père lui en ouvrit les portes. Peut-être aussi que ça avait à voir avec le PDG qui avait été blanchi peu avant grâce à son beau-père. Mais ça, elle ne s’en doute pas. Elle veut ne pas y faire attention.

Employée à mi-temps, elle commença à exercer en tant que détective pendant ses soirées, et elle se constitue petit à petit un réseau bien utile en renseignements et en petits services. Quand elle avait migré à New York pour être indépendante, son frère n’avait pas tardé à suivre. Elle était désolée de laisser sa petite sœur chez sa mère, mais elle ne pouvait légalement pas prétendre vouloir être sa tutrice. Elle le regrette aujourd’hui.

Trois mois après son départ, sa petite sœur a été enlevée. Elle ignore absolument tout des motivations des ravisseurs, mais elle se jure de les retrouver un jour. Parce que, non contents d’enlever sa petite sœur, ces monstres l’avaient tuée, et ils avaient renvoyés son corps par morceau à la famille. Encore la semaine dernière, sa mère avait reçu un paquet contenant un doigt. Effondrée, Lux ne cédait toutefois pas le pas au désespoir, et travaillait avec acharnement pour oublier sa détresse. Parfois, elle sortait, et buvait beaucoup. Le lendemain, elle se réveillait avec un inconnu, et filait en douce.

Elle s’en sortira, bien sûr, mais ça peut prendre du temps. Avec les amis adéquats, nul doute qu’elle redeviendra la chouette petite Lux avec son côté obscur. Nul doute.